Francisco NAISHTAT
Francisco Naishtat, Professeur à l’Université de Buenos-Aires (Argentine) a été Professeur invité pendant le mois de mai 2016 au Département de Philosophie par le programme de Chaires Internationales du Service des Relations Internationales de l’Université Paris 8.
Né à Cordoba en 1958, Francisco Naishtat a étudié la philosophie et la logique à Paris I et Paris 5. Docteur en Philosophie de la FFyL-UBA, il soutient une Habilitation à Diriger des Recherches à l’Université Paris 8. Depuis 2003 il mène au CONICET une carrière de Chercheur rattachée à l’Institut Gino Germani, ainsi que de Professeur de Sciences Politiques à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Buenos-Aires. Il a dirigé au CONICET le programme PIP « La lecture de la modernité de Walter Benjamin entre la ‘catastrophe continuée’ et la puissance critique de la nouvelle Aufklärung » (2012-2015) et dirige actuellement (2015-2017) un projet UBACyT « Expérience et expérimentation dans la modernité tardive : le diagnostic de la crise de l’expérience et l’essor de la société de l’expérimentation ». Il est également membre du projet Worldbridges “Philosophy of History and Globalisation of Knowledge. Cultural Bridges Between Europe and Latin America” (2014-2016), co-dirigé par les ChercheurEs Dres. Concha Roldán (CSIC Madrid), Iwan d’Aprile (Université de Postdam), Daniel Brauer (Universidad de Buenos Aires). Il a récemment publié « Azione, evento e storia. Ontologie dell’accaduto dans Il transindividuale, Soggetti, Relazioni, Mutazioni, Mimesis-Eterotopie, Nº 239, numéro spécial dirigé par E. Balibar et V. Morfino, Milano, 2014, 325-346, ISBN 9788857520476, y un ouvrage en nom propre L’action et le langage. Des niveaux linguistiques de l’action aux forces illocutionnaires de la protestation, Paris, l’Harmattan, 2010, ISBN 979-2-296-12494-3, 260 p. Boursier DAAD à Berlin (2014), Fullbright à l’Université de Berkeley (1990), il est titulaire des Palmes Académiques du Ministère français de l’Éducation Nationale.
Au cours de son séjour à l’Université Paris 8, Francisco Naishtat présentera une Conférence dans le cadre du Colloque de l’École Doctorale « Pratiques et Théories du sens sur « Regards transatlantiques croisés sur les indépendances » à la Maison de l’Amérique latine à Paris.
Accueilli par l’axe de recherche « Hétérogénéité des mondes et logiques de l’émancipation », M. Francisco Naishtat présentera au Département de Philosophie à l’attention des étudiants en Doctorat et du Master « Philosophie » un séminaire ouvert aux étudiants des autres formations de l’Université Paris 8 sur « La crise de l’expérience et l’essor de l’expérimentation dans l’horizon de la modernité. A partir des pensées de Heidegger et de Benjamin ».
Ce projet de SÉMINAIRE a comme antécédent l’élaboration par Walter Benjamin, au milieu des années trente, de son célèbre diagnostic d’une « chute de l’expérience » dans la modernité : « die Erfahrung ist im Kurse gefallen » - « la cotation de l’expérience s’est effondrée » jugeait Walter Benjamin dans son essai classique de 1936, nommé Der Erzähler (Le Narrateur) ; cette « chute » dans la « cotation de l’expérience » présupposait pour Benjamin une distinction conceptuelle fondamentale entre les concepts de Erlebnis (Vécu) et Erfahrung (Expérience) : alors que le premier renvoie au courant de vécu mental présupposé dans les notions empiriste et phénoménologique de la subjectivité, l’idée de Erfahrung désigne, chez Benjamin, une dimension sociale et accentuée de l’expérience qui plonge ses racines dans la narrativité, la singularité et la communicabilité de sens, en contraste avec la dimension subjectivante et solipsiste de la Erlebnis. Nous pouvons renforcer ce contraste benjaminien par ce que nous disent les racines grecques de l’ancien terme Empeiría, empeiros, dérivé de peira, tentative, essai, épreuve, avance, traversée, lié à poros, « port », et qui est aussi présent dans la racine du terme latin Experientia, de la même famille que le terme grec. Le terme allemand moderne fahren, « voyager », dont dérive Erfahrung, « expérience », provient de la racine du haut allemand fara, action de « guetter », « danger », d’où vient le terme moderne Gefahr, dont la racine fara a dû posséder, selon certains philologues, un radical commun avec le terme grec peiro, « traverser », « franchir » (Ernout et Meillet, 1951). Ce qui est commun à ces plis étymologiques et philologiques indo-européens de l’empeiria est à la fois la dimension de l’aventure, de la transmission et de la sagesse (la mesure, la maîtrise), à travers l’acquis social de l’expérience. En revanche, la chute de l’expérience pointée par Benjamin est inhérente à la crise de notre capacité à donner un sens intersubjectif à nos vécus. Ce n’est pas que nous n’ayons pas des sensations, ni que celles-ci ne soient pas riches en intensité ou en nouveauté, mais plutôt que les vécus ne se traduisent plus dans un horizon de sens ou de sagesse que nous puissions transmettre à nos semblables, comme si ces vécus « ne faisaient pas monde », mais qu’ils s’épuisaient au contraire dans la subjectivité fragmentée et privée des atomes sociaux. Le diagnostic benjaminien de la crise moderne de l’expérience, sous l’angle de son appauvrissement, de sa « perte de valeur », de l’abandon de son « aura » ou de la fin du récit, a donné lieu en fait à plusieurs lignes de lecture, mais son nerf central s’enracine dans la modernité elle-même et est certainement inséparable de ce que Max Weber a appelé le désenchantement du monde (Entzauberung der Welt), marqué comme chez Benjamin par le contexte de désespoir pessimiste lié à l’avènement de la Première Guerre Mondiale et par la progression de la bureaucratie, de la culture de masses, de la banalisation de la vie quotidienne, du fétichisme de la marchandise, de la réification des structures de domination et de subjectivation et par la prédominance de la raison instrumentale. Cependant, le diagnostic de Benjamin sur la crise de l’expérience est en harmonie avec le diagnostic ultérieur de l’école de Frankfort sur la banalité de la société de masses (Adorno, Horkheimer), et possède des aspects communs avec l’analyse du premier Heidegger sur la prédominance du « on » (das Man) dans la société contemporaine, en termes de mandats, rôles et pertes de la singularité.
Le second axe de ce séminaire est l’idée d’« expérimentation ». Le terme « expérimentation » n’était pas connu par les Anciens et renvoie plutôt à la philosophie moderne, principalement à Francis Bacon. Nous entrons là dans la dimension empiriste moderne du dispositif expérimental comme flux de sense data dans des milieux technoscientifiques isolés et contrôlés, comme les laboratoires de la haute science contemporaine, où prédomine la séparation entre l’observateur et l’observé, entre le sujet et l’objet. L’expérimentation comme épreuve et essai a commencé à se distinguer nettement de l’expérience ancienne à partir du moment où, grâce au concept de nature comme épistémologiquement contrôlée, totalement mesurable et quantifiable (Heidegger, Zeit des Weltbildes), s’est opérée une scission, à l’intérieur même de la pratique instrumentale, entre l’observateur supposément neutre et l’objet observé. Il est ici intéressant de comparer le diagnostic de la crise de l’expérience avec le phénomène de la montée de la société moderne d’expérimentation, comme l’analyse, entre autres penseurs contemporains, le philosophe Jacques Poulain. Pour J. Poulain, la nouvelle mathesis universalis de la société technoscientifique est le néo pragmatisme qui implique une suspension du jugement de vérité au profit de la considération des effets de discours. Dans le cadre de cette nouvelle mathesis universalis définie par le pragmatisme, « les hommes expérimentent le monde et s’expérimentent les uns avec les autres » dans un processus récurrent et sans fin, selon le seul critère de l’intensification des effets de réalité. Cette ligne d’analyse nous amènera à comparer la problématique de la montée des dispositifs d’expérimentation avec l’essor de la société du spectacle (Debord) et avec la progression de la simulation selon ce qui se dégage des thèmes développés par Baudrillard au cours des deux dernières décennies du XXème siècle. Il y a ici une question centrale qui est en relation avec la perte contemporaine de la réalité en lien avec la perte du jugement et la perte du singulier, au détriment du concret et au profit de l’équivalent et du sériel. Alors que les Anciens vivaient des « expériences » (empeiria) en relation avec la sagesse, la mesure et les limites de soi-même (self), les modernes ouvrent la porte à une sorte d’expérimentation de la nature et du sujet, dans la dimension de la démesure, de la transgression des limites, dans le cadre de l’essai permanent et de la recherche des effets. Ici, le Faust de Goethe fait symbole, non comme simple façon d’« avoir des expériences » dans le sens de l’ancienne sagesse contenue toujours dans la mesure, mais comme une façon d’expérimenter avec soi-même, sans limites (C’est le sapere aude souligné par Kant comme étant ce qui est propre à l’esprit des Lumières). La différence se trouverait dans ce qui suit : le « sujet d’expérience » agit ; le sujet d’auto-expérimentation « essaye » et « s’essaye », c’est-à-dire, éprouve, en anticipant certains effets, d’une certaine manière contrôlée, mais en transgressant les limites de sa condition finie. L’expérimentation fluctue ainsi du côté de l’étrangéisation totale. Avec l’expérimentation, le sujet fait une sorte de « bricolage » avec lui-même : alors que l’expérience n’est pas du « bricolage » mais bien une façon de s’aventurer dans le monde, peut-être de « faire monde », le bricolage, par contre, semble être une façon privée et égocentrique de jouer avec ses propres limites. De cette manière, la modernité découvre le passage de l’expérience à l’expérimentation non seulement sur le terrain de la nature (c’est évident avec Bacon) mais aussi sur le terrain personnel, du côté du culte de l’individu moderne comme sujet de démesure.
PREMIER BLOC
Walter Benjamin : expérience et subjectivation moderne
1. Walter Benjamin : Le diagnostic de la “cotisation en baisse” de l’expérience et la crise moderne du récit
Nous nous inspirons ici de Martin Jay, Songs of experience. Modern American and European Variations on a Universal Theme, University of California Press, 2006, dont nous proposons de parcourir le premier chapitre : « Le jugement de l’expérience ». Des grecs à Montaigne (pp. 21-61), et le chapitre 8 (« La plainte sur la crise de l’expérience ». Benjamin et Adorno) qui fournit une littérature secondaire pour travailler autour de quatre matériaux de Walter Benjamin. L’autre matériel de littérature secondaire est l’ouvrage de Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, 2002. En ce qui concerne Benjamin, les matériaux pour ce module sont :
- a) “Expérience” (1913) in Walter Benjamin, Oeuvres, vol.I, Paris, Gallimard, 2000.
- b) “Expérience et pauvreté” (1933) en Walter Benjamin, Oeuvres, Paris, Gallimard, 2000.
- c) “Le narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov”, Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991 ; “Der Erzähler. Betrachtungen zum Werk Nikolai Lesskows”, Gesammelte Werke II, Die Zweitausendeins Klassiker Bibliothek, Frankfurt am Main, 2011, 600-621 ;
- d) “L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (1936), Walter Benjamin, Oeuvres, Paris, Gallimard, 2000.
DEUXIÈME BLOC
Existence, modernité et monde chez Heidegger
2. Nous allons étudier trois textes de Holzwege (1950) (Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962.) qui nous semblent aborder de plein fouet la question de la modernité, de l’expérience et de la perte du monde :
- a) L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes) ;
- b) Hegel et son concept de l’idée d’expérience (Hegels Begriff der Erfahrung) ;
- c) Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » (Nietzsches wort “Gott ist tot”).
Il s’agira de voir, enfin, comment ces deux philosophies abordent très différemment l’ontologie du présent et comment chacune d’elles sépare de façon différente le présent du présent, à travers une idée de « tâche philosophique (Aufgabe), c’est-à-dire, le présent critiqué d’un présent qui peut être sauvé.
TROISIÈME BLOC
La société d’expérimentation
3. Ici il devient intéressant de comparer le diagnostic de la crise de l’expérience avec celui de l’essor de l’expérimentation dans la société contemporaine, selon une nouvelle mathesis universalis définie par le néo-pragmatisme, dans les termes du remplacement de la vérité par les effets de vérité (Poulain). La société d’expérimentation globale possède des affinités avec « la société du spectacle » (Guy Debord) et la société de la simulation (Jean Baudrillard), en termes d’une perte du monde et de la réalité.
QUATRIÈME BLOC
De la crise de l’expérience aux expériences de la crise.
Par ailleurs, à partir des dernières décennies du siècle dernier, une nouvelle gamme interprétative a déplacé l’axe de lecture antérieur de la crise de l’expérience, s’intéressant non tant à la fin de l’expérience qu’à ses mutations radicales, à travers les formes qu’assume une certaine expérience postmoderne de la fin : fin du sujet moderne (Nietzsche, Bataille, Vattimo, Derrida, Lyotard), fin de l’histoire (Kojève, Deleuze, Foucault) fin de la souveraineté (Foucault). Ces lignes de lecture se sont renforcées dans les philosophies post-structuralistes, dans le néo-pragmatisme et dans l’herméneutique contemporaine, comme le montre de façon pointue l’opus magnum récent que le philosophe et historien nord-américain Martin Jay a consacré au thème de l’expérience (2006) en développant notamment l’histoire conceptuelle de celle-ci.
Dans ce contexte, le propos de ce séminaire est en premier lieu de reconstituer l’espace agonal contemporain du diagnostic et du cœur de la crise de l’expérience, en comparant la thèse de la fin de l’expérience avec la thèse de certaines expériences de la fin, selon des formes et des modalités de mutation radicale de l’expérience même ; dans cette ligne d’analyse les apports d’Agamben et de Didi-Huberman, entre autres, se révèlent fondamentaux pour étudier la controverse autour de la fin ou de la mutation radicale de l’expérience dans le cadre de la contemporanéité.
BIBLIOGRAPHIE DE BASE
- Agamben, G. : Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, 2002.
- Baudrillard, J. : Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.
- Benjamin, W.,1936 : Der Erzähler. Betrachtungen zum Werk Nikolai Lesskows, Gesammelte Werke II, Die Zweitausendeins Klassiker Bibliothek, Frankfurt am Main, 2011, 600-621 ; version fr. in Walter Benjamin, Le narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov, Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991.
- Œuvres, I, II et III ; Paris, Gallimard, 2000.
- Cassin B., 2004 : Vocabulaire Européen des Philosophies, Paris, Seuil, 2004.
- Chantraine P., 1968 : Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klinksieck, 1968.
- Debord, G., La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.
- Didi-Huberman, G., Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009.
- Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962.
- – Être et Temps (trad. F Vezin), Paris, Gallimard, 1987.
- – De l’origine de l’œuvre d’art, trad. Nicolas Rialland, Edition bilingue numérique.
- Jay, M., : Songs of experience. Modern American and European Variations on a Universal Theme, University of California Press, 2006.
- Poulain J., 1991 : L’âge pragmatique ou l’expérimentation totale, Paris, l’Harmattan, 1991.