Silvana RABINOVICH

Professeure à l’Université Nationale Autonome de Mexico (UNAM). Invitée pendant le mois de mars 2017 au Département de Philosophie par le programme de Chaires Internationales du Service des Relations Internationales de l’Université Paris 8.

Née à Rosario (Argentine) en 1965, Silvana Rabinovich étudie la philosophie à l’Université nationale de Rosario en Argentine, puis à l’Université hébraïque de Jerusalem. Après un doctorat soutenu à l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM) sur "La huella en el palimpsesto : la escritura de Levinas desde la perspectiva de la transtextualidad" (2000) elle est intégrée au niveau supérieur du Sistema Nacional de Investigadores (SNI) du Mexique et dirige actuellement des recherches au sein du programme de Master et de Doctorat de philosophie à la Faculté de Philosophie et Lettres (FFyL) de l’UNAM. Chercheure titulaire à temps plein à l’Institut de Recherches Philologiques (IIFL) de l’UNAM, elle a participé aux recherches des programmes PAPIIT "Problemas de Alteridad" (1998-2001), "Memoria y escritura" (2001-2004), "Politicas de la memoria" (2004-2006), "Cuerpos, espacialidad y emociones en la teoría social"(2008-2009), "Heteronomias de la justicia : de exilios et utopías" (2009-2015) et dirige le programme "Nomadisme et hospitalité dans la langue" (2017).

Silvana Rabinovich a accueilli à l’Institut des recherches philologiques de l’UNAM dans le cadre d’un colloque sur "Hétéronomies de la justice : dialogues et utopies" (3-6 novembre 2015) une action de recherche menée avec le Collectif des brodeuses agissant contre les disparitions au Mexique à laquelle se sont associés l’axe 1 "Hétérogénéité des mondes et logiques de l’émancipation" (G. Navet) du LLCP EA 4008, et l’atelier-laboratoire IDEFI-CréaTIC "De la dictature à la démocratie : travail d’archive" (A. Cousseau, S. Douailler, M. Kakogianni, C. Rivera Parra, F. Simon).

Au cours de son séjour à l’Université Paris 8 (6 mars - 7 avril 2017), Silvana Rabinovich présente au département de philosophie un séminaire intitulé « De quelques implications éthiques et politiques de la sécularisation de l’hébreu. À l’écoute de l’impératif d’Edward Said "lire la Bible à travers les yeux des Cananéens" ».

 


 

Présentation :

Un spectre hante l’hébreu moderne : le spectre de la Bible. Dans leur volonté de « se normaliser », les Lumières du sionisme politique ont essayé de traquer un tel spectre en prétendant surmonter un passé diasporique et religieux. (Se) normaliser, pour atteindre la forme de l’État national, impliqua de profaner la langue qui était réservée au sacrée. Ainsi une actualisation de la langue biblique, au voisinage de la langue arabe, fut-elle proposée au tournant du XIXème siècle par le linguiste Eliezer Ben Yehouda. Une vingtaine d’années plus tard, Franz Rosenzweig entreprit d’alerter sur les dangers de la sécularisation de l’hébreu. Gershom Scholem entreprit à son tour de répondre aux préoccupations de l’auteur de l’Étoile de la Rédemption dans un mélange de crainte et d’espoir.

Une telle réflexion porte, d’après la conception du langage de l’éthique hétéronome, sur une langue en guerre (Rosenstock-Huessy). Pour Emmanuel Levinas, l’écoute d’autrui précède la parole « propre », l’éloignant de la propriété privée, de telle façon que la traduction peut être considérée comme étant le noyau du langage. Mais l’exigeante éthique levinassienne – qui se prétend éloignée du politique – se laisse interpeller (c’est-à-dire, politiser) par le dialogisme de Martin Buber (inspiré par le socialisme utopique de son ami Gustav Landauer), qui voit dans la traduction la promesse d’une vie politique visant la justice.

La proposition de ce séminaire sera de réfléchir sur les effets de la « théologie nationale-coloniale » (Amnon Raz-Krakotzkin) en considérant certaines figures bibliques choisies qui traversent le discours politique contemporain en Israël. Parce que la langue n’est pas un outil (Walter Benjamin) mais le magma de la pensée, ainsi que, par voie de conséquence, le magma de la vie politique et morale, nous aborderons dans la langue biblique sécularisée les dangers du bellicisme (Franz Rosenzweig) de même que l’espoir du discours prophétique (Martin Buber). C’est dans l’entrecroisement entre éthique et politique qu’il s’agira d’entendre les promesses poétiques de la traduction.

 

Plan :

1. La polémique autour de la sécularisation de l’hébreu. Nous aborderons l’opposition de Franz Rosenzweig à la sécularisation de la langue hébraïque et la position ambigüe exprimée par Gershom Scholem dans sa lettre de 1926. Nous lirons cette discussion à travers les yeux de Jacques Derrida. À l’horizon de cette polémique se trouve la contradiction entre l’exil millénaire des Juifs et le projet d’État national créé par le sionisme. Selon l’historien Amnon Raz-Krakotzkin, la négation sioniste de l’exil répond à une « théologie nationale-coloniale ».

Bibliographie :

  • a) Rosenzweig, F., « Néo-hébreu ? À propos de la traduction de l’Éthique de Spinoza » dans L’écriture, le verbe et autres essais, PUF, Paris, 1998.
  • b) Rosenzweig, F., « Le Juif dans l’État » dans Confluences. Politique, histoire, judaïsme, Vrin, Paris, 2003.
  • c) Rosenzweig, F., « Les peuples du monde : politique messianique » dans L’étoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982.
  • d) Scholem, G. (lettre à Rosenzweig 1926) dans Derrida, J. Les yeux de la langue. L’abîme et le volcan, Galilée, Paris, 2012.
  • e) Raz-Krakotzkin, A., Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale, La Fabrique, Paris, 2007.

 

2. Sémitismes (pour répondre à l’injonction d’E. Saïd "Lire la Biblie avec les yeux des Cananéens"). Sémite/Antisémite, Juif/Arabe, sont des oppositions fausses – de racine biblique dans le cas considéré – qui relèvent des maladies de la parole qui ont été décrites par Eugen Rosenstock-Huessy. Edward Said propose un changement de position : au lieu d’approcher l’Exode comme le livre qui raconte l’histoire de la libération des esclaves d’Egypte, il faudrait le lire en tant que le livre de la conquête d’une terre qui était peuplée par les Cananéens. Dans cette description résonne le faux récit sioniste « un peuple sans terre va vers une terre sans peuple ».

Bibliographie :

  • a) Anidjar, Gil, « Derrida, le Juif, l’Arabe » en Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Galilée, Paris, 2003.
  • b) Anidjar, Gil, “Appendix I : Rosenzweig’s War” en The Jew, the Arab. A History of the Enemy, Stanford University Press, California, 2003.
  • c) Said, Edward, “Exodus and Revolution de Michael Walzer : una lectura cananea” (1986) en Saad Chedid y Nur Masalha (eds.), La Biblia leída con los ojos de los cananeos. Recordando a Edward Said, Editorial Canaán, Buenos Aires, 2011.
  • d) Rosenstock-Huessy, Eugen, “The Four Deseases of Speech” in The Origin of Speech, Argo Books, Norwich, Vermont, 1981.
  • e) AAVV, Histoire de l’Autre (PRIME, Beit Jallah, 2003), en espagnol Historia del otro, Intermón Oxfam, Barcelona, 2004.

 

3 et 4. Figures bibliques dans le discours sécularisé. René Girard prévenait au sujet d’un retour violent du sacré. En nous mettant à l’écoute des avertissements de Franz Rosenzweig par rapport à la sécularisation de l’hébreu, nous lirons et tendrons l’oreille dans la troisième et la quatrième séance vers certaines figures bibliques dans le discours politique d’Israël : Fraternités dangereuses (Isaac/Ismaël, Jacob/Esaü, Joseph et ses frères) ; Samson : le premier attentat suicide. Nous nous approcherons ensuite des batailles portant sur la position de victime. D’abord nous considérerons la destruction des Juifs d’Europe comme base d’une conception militariste en Israël qui conduit les parents à offrir en sacrifice (physique et moral) leurs enfants sur un autre continent et contre un autre ennemi. Ensuite, nous prendrons en vue l’ombre de l’impératif d’effacer la mémoire de ‘Amaléq qui permet d’effacer la mémoire vivante de la Nakba (la catastrophe et l’expulsion du peuple palestinien) : Bible et Shoah ; ‘Amaléq, les Cananéens et la Nakba.

Bibliographie :

  • a) La Bible (Chouraqui), Desclée de Brouwer, Genève, 2003.
  • b) Buber, Martin « Pseudo-samsonisme » en Une terre et deux peuples, Lieu Commun, Paris, 1983.
  • c) Mograbi, Avi « Pour un seul de mes deux yeux » (2008, fragments).
  • d) Arendt, Hannah « La paix ou l’armistice au Proche-Orient ? » (1950) dans Écrits juifs, Fayard, 2011.
  • e) Zertal, Idith « Du Foyer de la Nation au Mur des Lamentations » dans La nation et la mort, La Découverte, 2008.

 

5. Et malgré tout. Entre l’éthique hétéronome (Levinas) et la politique (Buber) il y a encore la poétique et ses promesses de traduction (Darwich). « Hétéronomies darwichiennes » : avec Levinas et malgré lui (l’Autre selon Levinas et selon Darwich).

Bibliographie :

  • a) Buber, Martin Une terre et deux peuples, Lieu Commun, Paris, 1983.
  • b) Buber, Martin « La voie sainte. Parole adressée aux juifs et aux nations » (pour Gustav Landauer), dans Judaïsme, Lonrai, 2004, pp. 124-166 (texte consacré à Gustav Landauer connu comme « le prophète de la communauté »).
  • c) Darwich, Mahmoud La Palestine comme métaphore, Actes Sud, 1997.
  • d) Levinas, Emmanuel "Israël, éthique et politique, entretiens avec S. Malka (avec Alain Finkielkraut)", Les Nouveaux Cahiers, n° 71, 1983, p. 1-8.
  • e) Conversation sur le film de J-L Godard Notre musique (2004)

 

Dans le prolongement de ce séminaire sont proposées deux conférences publiques sur « Dés-orientalisme : l’expérience de traduction plurilingue du poème Le discours de l’Indien rouge de Mahmoud Darwich. », et « Hétéronomies darwichiennes. Exil domiciliaire et utopie poétique. Darwich avec et malgré Levinas. » Dates et lieux seront communiqués ultérieurement en lien avec le Séminaire "Dialogues philosophiques. Rencontres entre chercheurs d’Amérique latine, de la Caraïbe et d’Europe à la Maison de l’Amérique latine à Paris", et avec le Séminaire doctoral de l’axe de recherche "Hétérogénéité des mondes et logiques de l’émancipation" du LLCP EA 4008.