Journée d’études. Égalité des races, égalité des citoyens ? 30.03.2018

ÉGALITÉ DES RACES, ÉGALITÉ DES CITOYENS ?
Anthropologies nationales et politique à partir des Caraïbes (1880-1920)

MUSÉE DE L’HOMME
Vendredi 30 mars 2018
17 Place du Trocadéro et du 11 Novembre, 75116 Paris
10h-17h, salle Lévi-Strauss

 

À la fin du XIXème siècle, les débats anthropologiques sont marqués par la controverse sur l’(in)égalité des races humaines. Dans les Amériques en particulier, les scientifiques et les intellectuels engagés dans ces débats contribuent à les inscrire dans le champ politique. Dans des contextes où il s’agit de défendre tantôt des États nouveaux, tantôt des projets d’indépendance et/ou de décolonisation, cette polémique est intimement liée aux enjeux des constructions nationales. À partir de l’articulation théorique de la question raciale et de la question politique, les penseurs impliqués s’interrogent sur les conditions de l’accès à la citoyenneté. En écho et/ou en réaction aux débats animant la Société d’Anthropologie de Paris ou les mouvements naissants de revendications de droits civils aux États-Unis, ces penseurs formulent différentes propositions (théoriques, conceptuelles, politiques) dans ce domaine en Haïti, à Cuba, à Porto Rico, en République Dominicaine, au Mexique ou encore au Brésil.
En s’arrêtant dans une perspective comparative sur ces propositions autant que sur ces figures intellectuelles méconnues en Europe, le principal objectif de cette journée sera d’interroger la façon dont celles-ci ont contribué à nourrir certains projets socio-politiques dans les Caraïbes et d’autres pays des Amériques. Dans le cadre d’une histoire comparée des anthropologies nationales (http://urmis.unice.fr/?Histoire-et-epistemologie), il s’agira alors d’éclairer les liens entre histoire de la discipline et histoire des idées politiques et, notamment, de les saisir dans leurs effets réciproques à une période-charnière de l’histoire des pays concernés (1880-1920).

Contacts :

 

PROGRAMME

  • 10h Ouverture : André Delpuech (Musée de l’Homme)
  • 10h15 Pour une histoire comparée des anthropologies nationales : introduction Emma Gobin (Université Paris 8, LAVUE), Kali Argyriadis (IRD, URMIS), Maud Laëthier (IRD, URMIS)
  • 10h30 Une Confédération des Antilles Libres : l’idée majeure de « El Antillano » (Ramón Emeterio Betances) Paul Estrade (Professeur honoraire des Universités, GRIAHAL)
  • 11h15 Pause
  • 11h30 Le « je suis noir » d’Anténor Firmin. Dire, s’arrêter de dire, montrer. Stéphane Douailler (Université Paris 8, LLCP)
  • 12h15 Refuser l’inégalité raciale, refuser la race ? Penser la citoyenneté noire à Cuba et en Haïti Maud Laëthier (IRD, URMIS), Kali Argyriadis (IRD, URMIS)
  • 14h30 De Raymundo Nina Rodrigues à Arthur Ramos : race et gestion des populations dans l’émergence du savoir anthropologique au Brésil (1888-1930) Aurélia Michel (Université Paris Diderot, CESSMA)
  • 15h15 Sciences médico-biologiques, archéologie et essai politique : trois registres pour penser l’Indien au XIXe siècle mexicain Paula López Caballero (CNRS / CEIICH – UNAM)
  • 16h00 Débat et discussion finale Présentés et animés par Elisabeth Cunin (IRD, Urmis)
 

Résumés des interventions :

Une Confédération des Antilles Libres : l’idée majeure de « El Antillano » (Ramón Emeterio Betances) Paul Estrade (Professeur honoraire des Universités, GRIAHAL)
Le projet de libérer et d’unir les Antilles, alors possessions coloniales européennes ou jeunes États fragiles, au sein d’une future Confédération, surgit lors des grandes secousses qui bouleversent le continent américain autour de 1865. Son premier exposant en est le docteur Betances, l’âme du soulèvement avorté de Lares en septembre 1868. Une telle union, inscrite dans l’histoire de la résistance indigène à la conquête espagnole, lui apparaît possible avec l’irruption de forts mouvements patriotiques simultanés dans les Antilles hispaniques. Elle lui apparaît urgente pour obtenir l’abolition de l’esclavage et l’indépendance de Cuba et de Porto Rico et pour consolider l’indépendance menacée d’Haïti et de la République Dominicaine. Et indispensable demain pour défendre l’indépendance de l’archipel face au danger d’absorption en provenance des États-Unis et pour participer à la marche du monde, au nom des peuples métissés, hier asservis, aujourd’hui ragaillardis. Ce courant antillaniste dont le Portoricain Betances reste l’initiateur et l’incarnation de 1867 à 1898 a compté sur l’adhésion de penseurs et d’acteurs de l’envergure de Hostos (Porto Rico), Luperón et Henríquez y Carvajal (République Dominicaine), Martí et Gómez (Cuba), Firmin (Haïti). Dans cette communication, l’accent est mis sur l’originalité, la constance et la praxis solidaire de « El Antillano », replacées dans le contexte historique et idéologique des combats inachevés qu’il a menés depuis l’exil.

Le « je suis noir » d’Anténor Firmin. Dire, s’arrêter de dire, montrer. Stéphane Douailler (Université Paris 8, LLCP)
L’ouvrage d’anthropologie positive intitulé De l’égalité des races humaines (1885) fut publié par Anténor Firmin trois ans après un recueil de « Réponses à M. Léo Quesnel (de la Revue politique et littéraire) par Jules Auguste, Arthur Bowler, Clément Denis, Justin Dévost et Louis-Joseph Janvier précédées de Lettres de M. Schoelcher, Sénateur, et de M. le Dr. Bétancès » rassemblées sous le titre Les détracteurs de la race noire et de la république d’Haïti (1882). Imprimant sur la couverture de leur livre les mots « la race noire » en très grosses majuscules, et plaçant leurs contributions sous la protection complémentaire d’une citation empruntée à la conférence Qu’est-ce qu’une nation ? d’Ernest Renan, les auteurs du recueil, emportés par un mouvement d’indignation et de colère, venaient de réactualiser une longue tradition de défense et de réhabilitation de la race noire contre ses calomniateurs. Faisant pour sa part le choix de rédiger une étude d’anthropologie positive, Anténor Firmin, dans les mêmes conditions, ouvrit peu après une voie qu’on peut estimer en grande partie nouvelle. On essaiera d’en saisir quelques aspects en partant d’un vers de Lucrèce (De natura rerum, I, 402), qu’il cite, et qui énonce (en latin) : « À un esprit sagace comme le tien ces quelques traits suffisent ».

Refuser l’inégalité raciale, refuser la race ? Penser la citoyenneté noire à Cuba et en Haïti Maud Laëthier (IRD, URMIS), Kali Argyriadis (IRD, URMIS)
À partir de textes choisis dans le travail d’Anténor Firmin, de Louis Joseph Janvier, d’Antonio Bachiller y Morales et de Rafael Serra y Montalvo, nous chercherons à interroger l’interaction entre la construction d’un savoir anthropologique et la construction d’une pensée politique nationale à la fin du XIXème siècle en Haïti et à Cuba. Les textes retenus seront restitués dans les oeuvres de leurs auteurs et dans un espace de débat international et national. On verra ainsi que leurs réflexions sur la race, dans des contextes où les controverses sur l’(in)égalité font rage, s’inscrivent, d’une part, dans une réflexion sur l’histoire du genre humain, convoquant la communauté scientifique transatlantique, et d’autre part qu’elles s’éclairent par leur intégration à une pensée nationale, s’appuyant sur des arguments politiques, historiques et sociologiques. Égalité raciale, développement social, souveraineté politique : tels sont les maîtres-mots de la réflexion sur soi engagée ainsi que du dialogue noué entre cercles académiques et militants haïtien et cubain. En s’attachant à renseigner la circulation de ces idées dans, et à partir, d’un champ de savoirs hiérarchisant, cette communication mettra donc en évidence la manière dont ces constructions s’articulent autour de l’idée d’un « bien commun » de la citoyenneté, porté au crédit d’un projet pan-antillaniste, puis de l’idée d’un « bien commun » de la race, porté au crédit d’un projet de fédération noire.

De Raymundo Nina Rodrigues à Arthur Ramos : race et gestion des populations dans l’émergence du savoir anthropologique au Brésil (1888-1930) Aurélia Michel (Université Paris Diderot, CESSMA)
Le racisme scientifique brésilien, relativement tardif en raison de la persistance de l’institution esclavagiste jusqu’en 1888, est introduit par Raymundo Nina Rodrigues (1862-1906), à partir de la médecine légale et de la psychiatrie. Il fournit alors le premier matériel ethnographique sur les populations noires brésiliennes, matériel qui s’avère déterminant pour le développement des sciences sociales dans le pays. Deux générations plus tard, Arthur Ramos (1903-1949), lui aussi médecin et psychiatre, inverse les axiomes de l’observation des races pour élaborer une hypothèse culturaliste, et ouvre ainsi le champ de l’anthropologie au Brésil. En interrogeant le contexte politique de ce retournement, nous montrerons le poids des théories eugéniques, portées par ces mêmes médecins, dans la trajectoire de l’action publique et de la gestion des populations urbaines au Brésil au début du vingtième siècle. Nous interrogerons ainsi l’articulation entre retournement anthropologique et émancipation politique.

Sciences médico-biologiques, archéologie et essai politique : trois registres pour penser l’Indien au XIXe siècle mexicain Paula López Caballero (CNRS / CEIICH – UNAM)
Quelques temps après la naissance de la République mexicaine au début du 19ème siècle, la catégorie “Indien” disparaît du vocabulaire légal, juridique et politique pour réapparaître avec force au sein des discours scientifiques et littéraires. Dans le dernier quart du siècle, au moins trois espaces d’énonciation pour penser « l’Indien » peuvent se distinguer : la littérature, l’essai politique (exprimé dans des ouvrages ou à travers la presse) et enfin les sciences, qu’elles appartiennent à la branche médico-biologique ou au champ des études archéologiques. Cette contribution cherche à produire une synthèse des idées circulant dans les deux derniers ensembles, principalement. Tout en partageant la position historiographique qui établit une plus large continuité entre la pensée indigéniste d’avant et d’après la Révolution, l’hypothèse que je souhaite explorer est double : je tendrai de démontrer, d’une part, que la pensée anthropologique de l’époque ne s’intéressait pas à ce qui, au XXème siècle, sera connu comme « le problème indien ». Cette thématique appartenait alors exclusivement à un espace d’énonciation politique. D’autre part, je m’attacherai à montrer qu’à la suite du mouvement armé de 1910-20, les deux discours jusqu’alors différentiés (l’intervention politique et la science sur l’Indien) s’articuleront dans un même registre, celui de l’anthropologie sociale et de l’ethnologie.