GAGIN François 06.12.2016

UNIVERSITÉ PARIS 8
2, rue de la Liberté
93526 SAINT-DENIS cedex 02

 

ANNONCE DE SOUTENANCE DE DOCTORAT

Ecole doctorale « Pratiques et théories du sens »

Discipline : Philosophie

 

Monsieur François GAGIN

Titre de la Thèse : L’ESTHÉTIQUE DES PASSIONS ET LEUR RÉGULATION STOÏCIENNE

 

Directeur de recherche :

Monsieur Stéphane DOUAILLER (Professeur, Université Paris 8)

 

Membres du Jury :

Monsieur Frédéric GROS (Professeur à Sciences Politiques, Paris, rapporteur)

Monsieur José M. ZAMORA (Professeur à l’Université Autonome de Madrid, rapporteur)

Monsieur William GONZALEZ (Professeur à l’Université del Valle, Cali, Colombie)

Monsieur Jacques POULAIN (Professeur émérite, Université Paris 8)

 

Date prévue : Mardi 06 Décembre 2016 à 14h

Lieu : Site Université Paris 8

Salle C 103 

 

Résumé de la thèse doctorale : L’esthétique des passions et leur régulation stoïcienne

François Gagin

 

Le rapport d’une actualité ou non avec l’art de vivre stoïquement nous situe historiquement avec cette semi-énigme qu’est la naissance et la réalisation historique d’une école philosophique ; afin de contourner le problème de l’origine du philosopher et d’une causalité unique à la source de la création de la Stoa, on préféra penser cette vitalité du point de vue de l’émergence et de l’événement, ce qui permet, en grande partie, d’assumer et, sans doute, de restituer le dynamisme unitaire et inhérent à cette ascèse qui désire modeler excellemment et en beauté l’âme et le corps ; par ailleurs, nous n’avons pas oublié que la philosophie se donne dans un corps à corps, dans une disposition envers autrui qui se présente souvent sous le jour de l’adversité de différents philosophiques et non-philosophiques, dans une mise en scène et une théâtralité des passions communes au genre humain. Depuis le monde mythique, la passion est une souffrance, mais cette endurance est aussi un enseignement et une injonction à se connaître soi-même, à prendre soin de soi, à rationnaliser son comportement et à tenir le juste milieu de l’humainement possible entre l’animalité a-politique et la divinité qui se suffit béatement à elle-même. La philosophie est, donc, l’affaire d’une sociabilité : elle est au cœur des enjeux politiques puisqu’elle est une forme de gouvernance de soi et des autres et puisqu’elle est dépositaire d’un savoir-faire physique et éthique. En conséquence, la philosophie incarnée s’adonne à un jeu typologique et hiérarchique qui n’est qu’une façon de rationnaliser la tension vitale qui se présente du fait, pour une part, de la compassion sympathique qu’il y a entre le maître et son disciple et, de l’autre, de l’indifférence ou de la moquerie dédaigneuse que le non-philosophe adresse à celui qui, avec une certaine suffisance, prétend faire le diagnostic des maux dont souffre l’humanité, en même temps qu’il y apporterait le traitement adéquat. Étant donné cet enjeu, et ce sentiment diffus d’une attirance vers l’art stoïcien de vivre, la question de la recherche d’un style qui soit en consonance avec le thème d’étude se présenta à l’esprit comme une évidence manifeste et une nécessité ; l’éco de cet art de vivre qui résonne comme une esthétique de l’existence engendre inévitablement une impression qui ne devait pas être évacuée, précisément parce que nous adhérons à cette idée que la philosophie est une discipline de vie et, qu’en conséquence, le vis-à-vis avec cette formule qui a tout les traits d’une injonction et d’une belle promesse à vivre autrement, à vivre comme si nous puissions être pour nous-mêmes et pour les autres des acteurs esthétiques, convoquait naturellement à faire l’épreuve de ce que nous ressentions. La pensée est associée à son expressivité formelle, sinon elle n’est qu’un énoncé qui en vaut bien un autre, sans emprise sur l’existence parce que, dans ce cas, cette pseudo-pensée n’aura pas été régulée par le tracé de la main sur le papier, parce qu’elle n’aura pas été modulée par l’énonciation d’une voix humaine ; désaccordée, et oublieuse de cette musicalité propre à la subjectivité et à l’irréductibilité qui fait toute la beauté diaphane et fragile de l’être, elle n’aurait que la vacuité propre à la communication mondaine et son artificialité alimenterait cette opinion aussi vieille que commune, à savoir que la vie se suffisant à elle-même, pour traverser l’existence, il n’est point besoin de philosopher. Hélas, ce chant funèbre sur l’inutilité de la philosophie se fait entendre de plus en plus, même au sein de l’universalité supposément délivrée des processus marchands qu’est l’université publique. Alors, à contrario, et nous inscrivant humblement dans la lignée de ceux qui, attentifs à leur constitution, à l’idonéité de leur caractère et aux orientations existentielles auxquelles la philosophie antique s’adonna, nous nous essayâmes et continuons de nous essayer à cette expérience narrative dont le matériau est une invitation à penser qu’il est loisible d’émettre un diagnostic sur soi, de nous soulager de ce que nous croyons être des maux et, enfin, de faire de la vie une œuvre d’art. Le style formel de l’essai convient autant à une saisie qui ne veut rompre avec l’élan, le mouvement et la tension qui ressortent des effets philosophiques d’œuvrer en soi et pour soi éthiquement et esthétiquement, qu’avec celle de l’identité de celui qui en fait l’épreuve. Le contenu d’une pensée éprouvée somatiquement dans ce vis-à-vis avec cet appel à œuvrer est tout à la fois la découverte assumée d’une forme, d’un style, d’une manière d’être : cette pensée en mouvement, ouverte à la possibilité de se confronter à l’évidence et à l’inconnu et qui ne se satisferait pas d’une manifestation indicible, est, par nature, inachevée, mais elle n’en constitue pas moins un genre de vie. Cette disposition envers soi et envers la pensée assure, donc, un dialogue critique où sont favorisées certaines pratiques et techniques stoïciennes dans l’essai de représenter ce que pour eux et pour nous signifierait l’attitude stylistique de composer l’imagination au service de la raison, de composer aussi avec une altérité qui s’impose à nous, car nous n’avons pas choisi le monde qui nous vit naître ni non plus, bien qu’à un degré moindre, l’entrecroisement émotionnel inhérente à notre sociabilité. Et puisque, tout en étant attirés par les exercices spirituels hellénistiques, nous n’oublions pas que nous ne sommes pas Grecs – sans doute plus Romains que Grecs - notre préférence allait à l’examen dont le philosophe fait l’essai pour lui-même dans une intimité que nous voudrions penser proche de la nôtre, cette intimité romantique qui nous constituerait en tant que sujet moderne et dans un mode solipsiste qui compose avec l’individualité et la solitude de bien de nos contemporains. L’attention que l’empereur Marc Aurèle prête à lui-même dans ses écrits qui ne sont destinés qu’à lui est l’affaire d’une composition stylistique et d’une recomposition formelle de son vrai « moi » ; dans un dialogue franc et amical avec lui-même qui essaie de faire fi des convenances sociales, lui qui se sait si bien, lui qui éprouve des chemins qui l’éloignent de la sagesse, œuvre avec ses défaillances et les savoirs physiques et logiques stoïciens, avec le rappel aimable de figures vertueuses connues et la présence imagée et compréhensive de ces contre-exemples que sont les passionnés. Un travail sur la représentation qui advient par les sens, mais aussi par l’imagination, s’effectue avec une constance qui est l’indice à peine dissimulé de faiblesses morales et chroniques qu’il convient de corriger ; l’homme de raison dialogue et admoneste l’homme qui, de par ses obligations et sa fonction, doit maintenir l’équilibre de l’empire et préserver ses frontières des invasions barbares. Le refuge dans cette « citadelle intérieure » qu’est le principe hégémonique conduit et régule l’écriture d’une méditation à l’autre en sorte qu’elle ne se perde dans la transcription des émois du cœur et dans le vague à l’âme des sentiments diffus et chimériques. L’attention envers soi-même est, donc, grande qui doit peser avec justesse ce dont on va user dans la concrétion plastique et formelle de telle ou telle pensée ; la beauté immanente qui ressort d’une présence à soi, qui est volonté d’adhérer aux dogmes, et, paradoxalement, d’une tentative de se détacher de soi – d’actions et de désirs qui n’ont point comme fin celui de vivre en accord avec la Nature – occasionne un impact salvateur sur son auteur ; il y a bien là tout un art qui se met en place où, comme en un tableau, les touches de laideur minimales naturelles – celle, par exemple, de l’écume sortant de la bouche du lion – et artificieuses - ce brouillon humain qui découle de l’agitation futile et désordonnée de la passion – contribuent à rehausser la beauté réaliste et dénudée du tout qu’est le corps vif de la méditation, puisque son auteur est présent à son œuvre. Mais l’effet thérapeutique se dissipe, une fois la méditation achevée, parce que la maladie de l’âme est coriace et parce que, surtout, l’occasion passe et parce qu’enfin la présence au vécu du temps présent se délie, puisqu’immanquablement la vie sociale et les contingences en toutes sortes réclament leur dû ; n’oublions pas aussi que l’effet cherché et résultant de la méditation écrite est évanescent car, si l’empereur se soulage par moment, il n’en reste pas moins que ses impressions, ses jugements et ses gestes fluctuent au gré du temps qui s’écoule. L’urgence de vivre en accord avec l’ordre du monde et celle de répondre à l’état psychologique où on se trouve à un moment déterminé participe de l’unicité créative de l’élaboration de la méditation, de celle précisément qui se produit au moment voulu, même si les thèmes d’exercice, en nombre assez réduits, peuvent engendrer une certaine monotonie, chez ces intrus que nous sommes, nous autres lecteurs. Le philosophe tout à la fois médecin et patient est un artiste qui assiste à son art en temps que spectateur, puisqu’il doit de se détacher de soi, et qui, à la fois, seconde son art, en temps qu’acteur, puisqu’il élabore à partir de bribes existentielles une forme visible et tangible, qui se voudrait plus achevée, belle et exemplaire ; dans la filiation cynique d’un athlétisme de la vertu, l’ouvrage de l’empereur en son unité et dans la composante dynamique que présente chacune des pensées offre à notre regard oblique toute l’expressivité somatique d’une philosophie qui, s’inscrivant dans la chair et dans l’âme, tendait, en toute liberté, à faire de la vie une œuvre d’art.

Et c’est cette sculpture de soi dont le visage et le regard semblent portés vers nous qui nous porte à prolonger et, surtout, renouveler une tentative – dans son incidence éthique et esthétique –, celle de faire la narration d’expériences et de jugements éprouvés ; ainsi, dans le sillon d’un Montaigne, nous nous autorisons à faire l’essai de soi et, si nos capacités ne nous permettent pas d’orienter et donner un sens à notre vie, autre que celui que dicte, de façon délétère et insidieuse, la morale de notre siècle, au moins, qu’il nous soit donné que l’extériorité toute apparente de cet essai, dans nos gestes et nos paroles, dans une façon d’être à soi et à un autre que soi, à un alter-ego, que nous avons choisi autant qu’il nous choisit, que cette extériorité, donc, soit plus qu’un prolongement et une ouverture, une présence à soi étrangement stylisée. C’est alors que l’artiste et son œuvre ne pourraient être distingués et c’est dans cette saisie de soi ambigüe et sans doute vouée à l’échec que nous goûterions l’inachevé d’une écriture de soi et toute la force inventive d’une ouverture vers l’inconnu, qui à l’égale de la vie, est propre à toute autobiographie ménageant les conditions d’une conversation avec la quiétude apaisante des siècles passés et le charme inquiétant des êtres qui sont à venir. Ce cheminement qui réoriente dans sa marche les fins de son action, c’est celle d’une pensée en mouvement et c’est celui d’un dialogue critique avec des formes anciennes – et qui sait encore contemporaines ? – de vies philosophiques ; le dialogue critique que nous revendiquons est aussi une tension volontairement engendrée entre le désir de circonscrire les techniques stoïciennes en relation avec leur contexte culturel - en premier lieu dans l’articulation entre des savoirs physiques, logiques et éthiques - et celui, comme nous l’entreprenons, de faire personnellement l’épreuve, dans le présent que l’on croit nôtre, de cet art stoïcien de vivre. Hadot et Foucault dans leurs lectures conjointes, mais surtout différenciées nous permettent de raviver cet art de vivre en mettant l’accent sur toutes une série de pratiques, d’exercices spirituels, sur le choix et le moment de la conversion philosophique, sur l’a-topie du philosophe, sur les sympathies scolaires, sur l’érotisation qui se joue dans la vie philosophique, d’un maître à l’autre, d’un disciple à l’autre, sur la figure inquiétante et ironique de Socrate, sur l’intimité et l’extériorité d’une transformation de soi, sur le lien qu’il y aurait entre l’impératif à se connaître soi-même et le souci, bien plutôt, le soin que l’on a à prendre de soi, sur cette tension entre l’expressivité somatique et thérapeutique au regard de la sagesse ou au regard de processus et de formes de subjectivation. Pour le philosophe, au contraire de l’helléniste, l’individu doit forger en lui des conditions qui lui permettent d’advenir en tant que sujet avec une conséquence qui serait celle de prolonger, de façon créative et inventive l’art de vivre en une esthétique de l’existence. Cette formule est à rapprocher de l’attitude du dandy, depuis la formulation qu’en fit Baudelaire dans son Peintre de la vie moderne. Mais précisément cette proposition serait inconvenante ; en effet, cette attitude dandy qui essaie de renouer avec un certain idéal aristocratique contre la bourgeoisie est trop individualiste, requiert de conditions qui ne sont pas à la portée du premier venu ; elle est trop peu politique, parce que pas assez révolutionnaire – le dandy à trop à faire dans sa volonté dédaigneuse de surprendre et de provoquer le regard d’autrui sans lequel il ne serait être pour vouloir changer, en pratique et collectivement, l’ordre social établi ; enfin , son style de vie est inimitable – ce qui fait son charme d’ailleurs – et, s’il y aurait là de quoi matière à penser une éthique et une esthétique d’un autre siècle, il n’y aurait pas lieu d’y trouver une morale qui puisse répondre favorablement et durablement aux questionnements et à la crise contemporaine – la philosophie étant incluse dans cette crise. Certes, tous les dandys ne se valent pas et l’on a tôt fait de le confondre avec un snobisme d’une vulgarité suffisante, mais, sans toutefois proposer un système de pensée unitaire, on peut dégager en s’appuyant sur la singularité et la personnalité de chacun une philosophie qui est, bien entendu, une philosophie de vie. Le corps et l’affectivité vestimentaire, un certain détachement amusé sur les choses et les êtres, une façon de se déjouer des modes parce qu’il serait possible de l’anticiper et de l’inventer, une façon aussi de se déjouer des opinions toutes faites et des idéologies de toutes sortes, une façon d’éprouver ses limites et les normes en vigueur qui s’intronisent jusque dans la sphère privé et de l’intime, voilà en quelques mots cet ethos du dandy, héros de l’absurde. De cette philosophie très urbaine et civile, il y aurait là l’indice d’une ascèse qui ne méconnaissant pas ses classiques ni la beauté grecque – ce fut la cas d’Oscar Wilde – serait une manière d’illustrer une des modalités contemporaines de cette esthétique de l’existence. Or le dandy – l’homme de chair et d’os – ne nous offre pas la beauté diabolique de Dorian Gray, mais plutôt son portrait : que l’on songe seulement à ce dandy déchu qui perdit de sa superbe prestance et que fut Wilde, tel que nous le recevons depuis sa confession (dans De profundis). Il ne faudrait donc pas s’en référer au dandy historique, ni consulter sa biographie car, tout comme Socrate, la singularité de sa vie dont il fit une œuvre d’art n’est pas sujette à imitation, sous peine de ridicule, mais plutôt en appeler à la figuration littéraire de ce personnage que l’on peut croiser avec le genre littéraire de l’autobiographie, avec cette littérature du « moi » (dans sa généalogie antique jusqu’à son instauration moderne). En effet, la littérature n’est-elle pas cette parole qui se suffit à elle-même, à la différence, de la parole juridique, politique ou religieuse, par exemple, qui sont déjà prédéterminées parce qu’elles sont instituées via des procédures formellement établies dans des codes et parce qu’elles sont énoncées dans un cadre précis, dans des lieux et au sein d’édifices qui sont disposés à les recevoir ? La littérature serait cet espace et ce lieu, hors des pratiques ordinaires, qui échapperait à une délimitation préétablie du politique et de l’intime - tout comme l’instauration de ce que les Grecs entendaient par scholê et les Romains par otium – et, si on le désire, elle offrirait –que l’on soit un auteur ou lecteur (indépendamment de la question de leur statut et de leur autorité) - la possibilité d’un désœuvrement ou d’une participation plus entière et plus satisfaisante à son existence, elle serait la possibilité aussi, via la transitivité du récit, de se représenter son existence autre qu’elle n’est ; cette figuration concourait à l’appel qui résonne en nous de faire avec la vie, une œuvre d’art. Si tel est le cas, il serait indispensable d’associer la recherche d’un accès philosophique à une composition stylistique et littéraire ; la philosophie autant que la littérature, et la littérature peut-être plus que la philosophie, seraient en mesure de nous permettre de nous approcher de l’insupportable légèreté de l’être, de toutes ces nuances, à la limite de l’indicible, qui font toute la beauté singulière et l’irréductibilité d’une vie humaine.

De façon plus terre à terre – sans se détacher pleinement de la voie littéraire -, il y aurait aussi la question de la thérapeutique et de son efficacité ; en vérité, la consolation est un exercice littéraire qui paraît bien futile vis-à-vis de la perte d’un être cher. Quiconque a souffert une perte sait que le langage est bien pauvre et la souffrance très égoïste qui n’écoute les mots qui se veulent réconfortants ni ne voit les mains tendues. Faire son deuil, la belle histoire que voilà ! Mais le deuil n’est pas un acte volontaire, décidé et programmé : il s’agit d’une épreuve qui traverse celui qui peine à s’accoutumer à cette absence de l’être cher, laquelle envahit non seulement les souvenirs et les rêveries mais se formalise à la vue d’un objet ou d’une impression qui a les couleurs et les senteurs vivaces de ce que l’on croit irrémédiablement disparu. Le deuil est une passion, au sens où l’entendait les anciens : une épreuve que l’on souffre et une vue du jugement qui ne veut en aucune façon se résoudre à se soumettre à un critère d’objectivité. Alors, pourquoi ne pas se déprendre, dans ces cas là, de cette lecture dite consolatrice qu’affectaient naguère les philosophes ? Sans doute parce dans le drame qui frappe l’individu on se console de se consoler ; il y a quelque vanité et quelque instinct narcissique qui nous pousse à aimer à nous voir nous-mêmes jouer la scène de la consolation ; si nous habitons la tristesse autant qu’elle nous habite, alors la preuve intime, mais extériorisée aussi, sera de se donner à la représentation qui fait de nous des êtres sujets à la lamentation et suscitant inévitablement la compassion d’autrui, nous ces êtres postromantiques, imbues de notre médiocrité individuelle, mécontents pour beaucoup de notre sort mais, pour autant, n’ayant plus l’audace de configurer d’une façon révolutionnaire un autre visage au monde. Et cependant ce dénigrement de la thérapeutique, ce trait que l’on voudrait consubstantiel à la philosophie n’est qu’apparent ; en effet, la philosophie n’est ni une recette d’un bonheur assuré ni la confiance aisée et agile d’une délivrance des tourments de l’âme et du corps, à moindre frais. Tout au contraire, si d’aucuns s’accorde à dire que c’est une technique, un art de vivre, cela signifie qu’il en coûte, ne serait-ce que dans la tentative de se défaire du temps mondain qui ne sait faire la part à l’authenticité d’une vie éprouvée et vécue par la pensée, la sienne et celle des autres. Il y aurait, donc, une vertu thérapeutique de la philosophie, un cheminement vers le soulagement qui est relatif à une faculté d’assurer un diagnostic sur soi, autrui et la culture ; qui est surtout une faculté de désordonner une histoire, celle de la philosophie même, pour mieux retrouver l’acte fondateur de cette étonnante étrangeté que d’autres arts tentent de lui dérober. Je dois me faire autre que je ne suis dès que je m’efforce d’embrasser une pensée philosophique à l’œuvre qui, malgré qu’elle soit dite classique et, de ce fait, universelle, se donne toujours vis-à-vis de moi qui la confronte comme pleinement singulière. Il est à remarquer que l’usage à l’instant de la première personne n’est pas anodin ; de fait quelque chose de l’intimité se fait jour et se découvre dès lors que l’on présage que l’acte et le choix philosophique procèdent de l’événement, d’une orientation, d’une mise en ordre. Des paroles ont été prononcés et écrites, des méthodes et des fins ont été envisagés qui ne sont pas les miennes et qui seront toujours étrangères, muettes et artificielles si je – ce je pouvant faire office ensuite de nous – ne fais la tentative de les recevoir, de les traverser, de les critiquer, enfin de les mettre à l’épreuve ; et ce faisant, j’adviens, en me conformant sans toujours me l’avouer à un statut, à une fonction, ne serait-ce que celle qui résulte de la modalité, sorte de transmission, faite d’une double autorité, celle de l’auteur et du lecteur. Et puis, il est tout un paysage sentimental qui enveloppe l’exercice philosophique consistant à faire face à une œuvre philosophique, qu’elle qu’elle soit. De la sympathie à l’antipathie, d’une saine curiosité à un dédain croissant, toute la palette des émotions humaines peuvent être envisagée dès lors que celles-ci furent ressenties dans la mise en jeu critique de sa pensée avec un ouvrage, une œuvre et une vie philosophique ; il ne s’agit pas là de se prononcer contre un trop plein de subjectivité qui viendrait contaminer un désir d’objectivité mais bien de reconnaitre qu’en cette discipline qu’est la philosophie que, par commodité ou par paresse, on range dans ce champ d’études dit des Humanités, le pathos, le pathétique et le pathologique ne sont pas étrangers à l’instauration (philosophique, il va sans dire). Même une pensée prétendument désincarnée s’efforça de s’arracher aux pulsions somatiques sans que cela soit avoué explicitement au destinataire de l’œuvre ; il doit en rester quelque chose, entre les lignes, entre les mots ; difficile d’échapper à la musicalité d’un phrasé et à la formalité d’un énoncé. Et puis, après tout, l’élaboration et la réception de l’œuvre c’est aussi à la rencontre de deux sensibilités qu’elle se doit. Point besoin de s’étendre sur ce que les hommes de culture de tous temps se sont évertués précisément à cultiver, un goût pour l’ineffable, hors de portée de l’humain, et, tout à la fois, un goût pour la matérialité très présente des choses et des êtres, qui va de pair pour un dégoût d’un trop plein de vanités et de superficialités qui serait un écran interdisant la saisie artistique de ces événements évanescents qui font une existence et, croit-on, l’histoire d’une époque. Ainsi les états d’âme du philosophe, même dans la tentative de se défaire de soi et d’autrui, est partie prenante dans l’effet qu’exerce l’œuvrer philosophique ; en ce sens, le philosophe et le commentateur d’ouvrages philosophiques ne sauraient se défaire de la visée thérapeutique inhérentes aux traitements des questions morales, éthiques, esthétiques et politiques, lesquels bien souvent relèvent de choix existentiels. L’œuvre et la pensée qui en découlent (auxquels le lecteur est confronté) est une délivrance (de soi) ou – question d’empathie ou d’antipathie ? – une réaffirmation (de soi) agonique, en lutte ou en opposition avec ce qui est ressenti comme trop étranger à sa propre identité (celle du lecteur). Dans une optique très contemporaine, l’œuvre philosophique qui a la matérialité du livre (nous) dit quelque chose ; les mots tracés à chaque page veulent dire quelque chose, mais, tout en le disant, ils peuvent dire autre chose que ce qu’ils veulent dire ; dans ce métalangage, se dessine une sorte d’herméneutique existentielle où le lecteur n’interprète non pas tant afin de savoir – un savoir objectivé –, mais pour se saisir autrement qu’il n’est, et non pour rester lui-même. Une dialectique de l’identité, d’une identité nouvelle, se joue alors où, tour à tour, durant le moment exploratoire de la lecture, moi lecteur je suis, puis ne suis plus ce que j’étais pour devenir autre et me défaire ensuite de ce que je posais de façon assurée ; à ce prix, il y aurait sans doute une délivrance de soi. Mais en vérité, ce processus qui est une vue des choses – il suppose, entre autres, que le statut du lecteur et de l’auteur soit une donnée en quelque sorte a-historique – vaudrait tout autant pour la littérature que pour la philosophie – il est vrai que pour l’esprit français les deux genres, disciplines, techniques ou encore arts sont étroitement liés. À cela, il faudrait ajouter le plaisir esthétique lié à l’écriture et à la lecture, sans toutefois nous installer confortablement dans un romantisme béat, car, nous le savons, à l’égale de la laideur, nous pouvons souffrir une tyrannie de la beauté.